Chapitre 10

 

Un sourire espiègle sur les lèvres, Zedd tendit à Richard le baudrier au cuir finement travaillé et assoupli par le passage des ans. La boucle en argent et en or était assortie au fourreau. Son précédent utilisateur étant plus petit que Richard, le réglage ne convenait pas. Zedd le modifia pendant que son protégé passait le baudrier sur son épaule droite et y accrochait L’Épée de Vérité.

Le sorcier conduisit les deux jeunes gens à la lisière des herbes folles, puis il les fit avancer dans les ombres projetées par les arbres jusqu’à un endroit où poussaient deux petits érables. Le premier tronc avait le diamètre du poignet de Richard. Le second faisait environ la taille de celui de Kahlan.

— Dégaine l’épée, dit Zedd au Sourcier. (L’incroyable note métallique retentit quand il obéit.) Bien… Je vais te montrer quelque chose de capital au sujet de cette arme. Pour ça, il faut que tu renonces provisoirement au poste de Sourcier, et que tu m’autorises à désigner Kahlan.

— Je ne veux pas de ce titre, marmonna la jeune femme.

— C’est juste dans l’intérêt de ma démonstration, chère enfant.

Il fit signe à Richard de donner l’épée à Kahlan. Elle hésita puis la prit à deux mains. Gênée par son poids, elle baissa la pointe jusqu’à ce qu’elle repose sur le sol.

Théâtral, Zedd passa les mains au-dessus de la tête de la jeune femme.

— Kahlan Amnell, je te nomme Sourcière…

Kahlan lui jeta un regard soupçonneux. Glissant un index sous son menton, il la força à relever la tête. Les yeux brillants, il approcha la bouche de son oreille et murmura :

— Quand j’ai quitté les Contrées du Milieu, Darken Rahl s’est servi de sa magie pour planter ici le plus gros de ces deux arbres. Un repère, histoire de pouvoir me retrouver quand ça lui chanterait. Pour me tuer, bien sûr ! Souviens-toi que c’est lui qui a assassiné Dennee… (L’expression de Kahlan se durcit.) Et il te traque pour t’abattre, comme il a exécuté ta sœur !

Les yeux de Kahlan brûlèrent soudain de haine. Les muscles de ses mâchoires se contractèrent, ses bras se raidirent et la pointe de l’Épée de Vérité se releva.

— Cet arbre est son allié, Kahlan ! Et tu as mission de le vaincre !

La lame vola dans l’air avec une vitesse et une force telles que Richard n’en crut pas ses yeux. Quand elle percuta le tronc, un bruit terrible retentit, comme si des milliers de branches se brisaient en même temps, et des éclats de bois volèrent de tous les côtés.

L’arbre resta suspendu dans l’air un moment puis bascula de sa souche et s’abattit sur le sol. Pour obtenir ce résultat, Richard aurait dû taper une bonne dizaine de fois avec une hache parfaitement affûtée.

Zedd arracha l’épée à Kahlan, qui s’accroupit, s’assit sur les talons, se prit le visage à deux mains et poussa un gémissement de bête blessée. Richard s’agenouilla près d’elle et tenta de la calmer.

— Kahlan, ça ne va pas ?

— Non… Non… Pas de problème…

Elle posa une main sur son épaule et il l’aida à se relever.

— Mais je démissionne de mon poste de Sourcière… ajouta-t-elle avec un pauvre sourire.

Richard foudroya Zedd du regard.

— Que signifie ce tissu d’âneries ? grogna-t-il. Cet arbre n’a aucun rapport avec Darken Rahl. Tu l’as fait pousser avec amour, comme son compagnon. Un couteau sous la gorge, je jurerais qu’ils étaient une sorte de monument à la mémoire de ta femme et de ta fille.

— Très bonne déduction, Richard, admit le sorcier avec l’ombre d’un sourire. Reprends ton épée ! Te voilà redevenu le Sourcier en titre ! Maintenant, coupe le petit arbre et je t’expliquerai tout…

Richard prit l’épée à deux mains et sentit la colère monter en lui. Bandant ses muscles, il frappa l’arbre survivant de toutes ses forces. La lame décrivit un arc de cercle en sifflant… et s’immobilisa juste avant de toucher l’écorce, comme si l’air était devenu trop épais pour qu’elle puisse le traverser.

Ébahi, Richard regarda l’arme, essaya de nouveau et obtint le même résultat. L’arbre le narguait, absolument intact !

Zedd contemplait la scène, les bras croisés et l’air satisfait.

— Bon, assez joué, explique-toi ! dit Richard en rengainant l’épée.

— Tu as vu avec quelle facilité Kahlan a abattu le plus gros de ces érables ? demanda le vieux sorcier, vivante image de l’innocence. De fait, il aurait tout aussi bien pu être en acier ! La lame l’aurait proprement coupé en deux ! Et toi qui es tellement plus fort que cette frêle enfant, tu n’as même pas pu entamer cet arbrisseau !

— J’ai remarqué, Zedd, inutile d’insister lourdement !

— Et que penses-tu du phénomène ?

L’irritation de Richard fondit comme neige au soleil. C’était la méthode pédagogique favorite de Zedd : l’amener à trouver les réponses par lui-même…

— Je suppose que ça a un rapport avec la motivation. Kahlan pensait que son arbre était un agent du mal. Moi, je n’avais rien contre le mien.

— Excellent, mon garçon !

— Zedd, dit Kahlan en se tordant nerveusement les doigts, je ne comprends pas. J’ai abattu l’arbre parce que je le croyais maléfique. Mais ce n’était pas vrai.

— Ma chère enfant, c’était l’objet de ma démonstration ! La réalité ne joue aucun rôle… Tout est dans la perception et l’intention ! Si tu penses avoir affaire à un ennemi, tu peux le détruire, que ce soit vrai ou non. La magie perçoit uniquement ce que tu perçois. Elle ne te permettra pas de faire du mal à quelqu’un que tu juges innocent, mais dans certaines limites, elle détruira tout être que tu estimes hostile. Ce qui compte, c’est ta conviction, pas sa véracité…

— Du coup, on n’a guère le droit à l’erreur, dit Richard, un peu accablé. Et dans les cas où on n’est pas sûr ?

— Tu devras l’être, mon garçon, sinon tu t’attireras beaucoup d’ennuis… La magie peut lire dans ton esprit des choses dont tu n’es pas conscient. Tout est possible, tuer un ami ou épargner à tort un ennemi…

Richard réfléchit en pianotant sur la poignée de l’épée. À l’ouest, le soleil couchant illuminait les arbres de ses derniers rayons. Au-dessus de lui, une moitié du nuage-serpent était rouge vermillon et l’autre tournait au violet.

Tout ça n’avait aucune importance, décida-t-il. Il connaissait sa mission, et il n’y avait aucun doute dans son esprit sur l’identité de l’ennemi…

— Encore une chose très importante, dit Zedd. Quand on utilise l’épée contre un adversaire, il y a un prix à payer. N’est-ce pas, chère enfant ?

Kahlan hocha la tête puis baissa les yeux.

— Plus l’ennemi est puissant, continua Zedd, et plus ce tribut est élevé. Je suis désolé de t’avoir infligé ça, Kahlan, mais il fallait que Richard apprenne cette leçon…

La jeune femme sourit au sorcier, indiquant qu’elle comprenait.

Zedd revint à Richard.

— Nous savons tous les deux que tuer est parfois la seule solution et devient la bonne chose à faire. Je te connais assez pour n’avoir pas besoin d’insister sur le point suivant : chaque fois qu’on doit tuer, c’est une affreuse expérience ! Il faut vivre avec cet acte sur la conscience, et il est impossible de revenir en arrière. Le prix est le plus intime qui soit : on se sent diminué d’avoir fait ça…

Richard n’avait pas besoin d’être convaincu. Avoir dû tuer un homme sur la corniche le mettait toujours très mal à l’aise. Il ne regrettait pas son acte, puisqu’il n’avait pas eu le choix, mais il ne cessait de revoir le visage du type quand il avait basculé dans le vide.

— C’est différent quand on tue avec l’Épée de Vérité, à cause de la magie. Elle a exécuté ta volonté et elle se paye sur ta bête ! Le bien et le mal purs n’existent pas chez les êtres humains. Les meilleurs d’entre nous ont des pensées perverses et font des choses condamnables. Inversement, il y a un peu de vertu dans la pire vermine ! Un ennemi ne fait pas le mal parce que ça l’amuse. Pour lui, il y a toujours une justification à ses actes. Mon chat mange des souris. Est-il maléfique pour autant ? Ce n’est pas mon avis, ni celui du matou, mais je parie que les souris ne partagent pas cette opinion. Tous les meurtriers pensent que leur victime méritait la mort…

» Je sais que ça te révoltera, Richard, mais tu dois écouter la suite… Darken Rahl juge ses actions justifiées, exactement comme toi ! Vos manières de penser sont très semblables. Tu veux te venger de lui parce qu’il a tué ton père, et il entend se venger de moi parce que j’ai tué le sien. À tes yeux, c’est un démon, mais aux siens, c’est toi, l’être maléfique. Encore une affaire de perception ! Le vainqueur pense qu’il était dans son droit, et le vaincu est persuadé d’avoir été injustement traité. Il en va de même avec la magie d’Orden. Le pouvoir existe simplement, et une manière de l’utiliser l’emporte sur l’autre…

— Rahl et moi, des semblables ? As-tu perdu l’esprit ? Qu’avons-nous en commun ? Il a soif de pouvoir et il est prêt à détruire le monde pour l’obtenir. Moi, je voudrais vivre en paix, c’est tout ! Mais il a étripé mon père ! Et il veut notre mort à tous. Comment peux-tu affirmer que nous nous ressemblons ? À t’en- tendre, on dirait qu’il n’est pas dangereux.

— As-tu vraiment écouté ce que je viens de dire ? Mon garçon, vous vous ressemblez parce que vous pensez tous les deux avoir raison ! Et ça le rend plus dangereux encore, car sur tous les autres points, vous êtes aussi dissemblables qu’il est possible. Darken Rahl se délecte de saigner les gens à blanc. Leur douleur est un nectar pour lui. Ta certitude d’être dans ton droit a des limites. Pas la sienne ! Le désir de torturer ses adversaires le consume, et il tient pour un opposant tout individu qui ne se prosterne pas devant lui. Sa conscience ne le tourmentait pas quand il a arraché les entrailles de ton père alors qu’il respirait encore. Il a pris plaisir à cette horreur parce que le sentiment d’avoir raison lui donne tous les droits. En cela, il est différent de toi. Et plus dangereux que quiconque ! (Zedd désigna Kahlan.) As-tu vu ce qu’elle a pu faire avec l’épée ? Tu sais très bien que tu n’aurais pas accompli cet exploit…

— Une affaire de perception, souffla Richard. Elle a réussi parce qu’elle croyait être dans son droit…

Zedd brandit un index triomphant.

— Oui, c’est ça ! Cette affaire de perception rend la menace encore plus dangereuse. (Son index s’enfonça plusieurs fois dans la poitrine de Richard pour ponctuer chacun de ses mots.) Exactement… comme… avec… l’épée !

Richard glissa un pouce sous son baudrier et lâcha un profond soupir. Bien qu’ayant le sentiment d’avancer en terrain glissant, il connaissait Zedd depuis trop longtemps pour rejeter ses propos sous prétexte qu’ils étaient difficiles à digérer.

Mais il jugea que simplifier un peu les choses ne ferait pas de mal.

— Bref, selon toi, Rahl est redoutable parce qu’il est convaincu d’avoir raison…

— Essayons de formuler les choses différemment, dit Zedd. De qui aurais-tu le plus peur ? D’un homme de deux cents livres qui veut te voler une miche de pain en sachant que c’est mal ? Ou d’une femme de cent livres persuadée, à tort mais de toute son âme, que tu lui as pris son enfant ?

— Je fuirais le plus loin possible de la femme, parce qu’elle n’abandonnerait à aucun prix. Inaccessible à la logique, elle serait prête à tout…

— C’est le cas de Darken Rahl ! Croire qu’il a raison le rend plus dangereux !

— Mais c’est moi qui ai raison, dit Richard.

— Mon garçon, les souris pensent comme toi et ça n’empêche pas mon chat de les dévorer. J’essaye de t’apprendre quelque chose, Richard. Pour que te ne tombes pas entre les griffes de Rahl.

— Je déteste ça, mais je comprends… Comme je te l’ai souvent entendu dire, rien n’est jamais facile. Mais même si tout ça est très intéressant, ça ne m’empêchera pas de faire ce que je juge bon. Donc, passons aux détails pratiques. Que signifie cette histoire de prix, quand on utilise l’Épée de Vérité ?

De l’index, Zedd désigna la poitrine de Richard.

— Le prix, c’est la souffrance de voir ce qu’il y a de mauvais en toi, tous tes défauts, bref, ces choses dont nous refusons de reconnaître la présence, parce qu’elles nous déplaisent. En plus, tu auras conscience de ce qu’il y avait de bon chez ta victime, et la culpabilité te torturera… (Zedd secoua tristement la tête.) Crois-moi, Richard, la douleur ne viendra pas seulement de toi-même, mais surtout de la magie. Et à magie puissante, souffrance puissante ! Ne sous-estime pas ce phénomène. La douleur est réelle, et elle punit ton corps autant que ton âme. Tu as vu ce qu’a enduré Kahlan après avoir abattu un arbre ? Si elle avait tué un homme, c’aurait été bien pire. Voilà pourquoi la colère est si importante. Ce sera ta seule armure contre la souffrance. Ton unique protection. Et n’oublie pas : plus l’adversaire est fort, plus la douleur est dévastatrice ! Mais il y a une autre équation : plus la colère est puissante, plus le bouclier résiste ! Grâce à elle, tu t’interrogeras moins sur le bien-fondé de tes actes. Dans certains cas, ce sera suffisant pour ne pas souffrir. Voilà pourquoi j’ai dit à Kahlan des choses qui l’ont blessée et l’ont rendue folle de rage. Je voulais la protéger, puisqu’elle allait utiliser l’épée. Comprends-tu maintenant pourquoi je ne t’aurais pas désigné si tu avais été incapable de libérer ta colère ? Sans elle, tu aurais été désarmé face à la magie et elle t’aurait réduit en bouillie !

Richard était effrayé par ce discours, et par ce qu’il avait lu dans les yeux de Kahlan après qu’elle eut frappé l’arbre, mais ça ne l’incita pas à renoncer. Il regarda les montagnes, en direction de la frontière. Derrière ces pics baignés d’une lumière rose pâle par le soleil couchant, les ténèbres approchaient, montant de l’est. Et elles venaient pour eux ! Il devait trouver un moyen de passer de l’autre côté de la frontière pour affronter la menace. L’épée l’aiderait. Au fond, avec un tel enjeu, c’était tout ce qui importait. Dans la vie, tout avait un prix, et il s’acquitterait de celui-là.

Son vieil ami lui mit les mains sur les épaules et le regarda dans les yeux.

— Prépare-toi à entendre une autre chose que tu n’aimeras pas… (Ses doigts s’enfoncèrent presque douloureusement dans la chair de Richard.) Tu ne pourras pas utiliser l’Épée de Vérité contre Darken Rahl.

— Quoi !

Zedd secoua sans douceur le jeune homme.

— Il est trop puissant ! Pendant l’année qui lui est allouée, la magie d’Orden le protège. Si tu lèves l’épée contre lui, tu seras mort avant qu’elle ne le touche.

— C’est du délire ! Tu veux que je sois le Sourcier et que je prenne l’épée, puis tu me dis qu’elle ne me servira à rien !

Furieux, Richard se sentit trahi.

— Contre Rahl, et seulement contre lui ! Mon garçon, je n’ai pas inventé la magie, je sais seulement comment elle fonctionne. Darken Rahl aussi, hélas. Conscient que ça te tuera, il essaiera de te contraindre à brandir l’épée face à lui. Si tu cèdes à ta colère, il sera victorieux. Après ta mort, se procurer les boîtes d’Orden ne lui posera aucun problème…

— Zedd, intervint Kahlan, je pense comme Richard. S’il ne peut pas faire valoir son arme la plus puissante, vaincre sera impossible…

— Non ! coupa Zedd.

Le poing fermé, il tapota le crâne de Richard.

— Voilà l’arme la plus puissante d’un Sourcier ! Son esprit. (Il pointa un index sur la poitrine de son protégé.) Et son cœur !

Les deux jeunes gens n’émirent pas de commentaire.

— L’arme, c’est le Sourcier lui-même ! insista Zedd. L’épée est un outil. Richard trouvera un autre moyen. Il le faut !

Le jeune homme s’avisa qu’il aurait dû être bouleversé, furieux, frustré et découragé. Mais il n’en était rien. Le lourd rideau de ses diverses options s’était levé, lui permettant de voir au-delà avec un calme et une détermination des plus étranges.

— Je suis navré, mon garçon… J’aimerais pouvoir changer la magie, mais…

— Ne te désole pas, mon vieil ami. Tu as raison, il faut arrêter Darken Rahl. C’est tout ce qui compte ! Pour réussir, je devais connaître la vérité, et tu me l’as dite franchement. À présent, à moi d’en faire bon usage ! Si nous récupérons une des boîtes, Darken Rahl aura le châtiment qu’il mérite. Inutile que j’y assiste, l’essentiel est de savoir que ça aura lieu. J’ai affirmé que je ne voulais pas devenir un assassin et je le maintiens. L’épée est un bien précieux, j’en ai conscience, mais ce n’est qu’un outil, comme tu l’as dit, et c’est ainsi que je la considérerai. Sa magie n’est pas une fin en soi. Si je fais l’erreur de le croire, je ne serai pas un Sourcier, mais un usurpateur.

À la lumière mourante du crépuscule, Zedd tapota tendrement l’épaule de son jeune ami.

— Tu as tout compris, mon garçon… (Il sourit de toutes ses dents.) J’ai bien choisi le Sourcier et je suis fier de moi !

L’autosatisfaction de Zedd amusa beaucoup ses deux compagnons.

Mais Kahlan se rembrunit vite.

— Zedd, j’ai abattu l’arbre que vous aviez planté en mémoire de votre femme. J’en suis vraiment déso…

— Ne vous tourmentez pas, chère enfant ! Ainsi, mon épouse adorée nous a aidés, puisque le Sourcier a compris la vérité grâce à elle. C’est le meilleur hommage que nous pouvions lui rendre…

Richard n’écoutait plus ses amis. Il regardait vers l’est, étudiant la muraille de montagnes en quête d’une solution. Passer de l’autre côté de la frontière sans la traverser ? Mais comment ? Et si c’était impossible ? Seraient-ils coincés en Terre d’Ouest pendant que Rahl chercherait les boîtes ? Allaient-ils mourir sans pouvoir se défendre ?

Combien il aurait donné pour avoir plus de temps et moins de contraintes !

Et combien il se maudit de perdre son énergie à souhaiter l’impossible !

S’il avait eu la certitude que passer de l’autre côté était faisable, il aurait trouvé un moyen ! Mais…

Au plus profond de son esprit, une petite voix le narguait, soufflant que c’était réalisable et qu’il savait comment s’y prendre. Il devait y avoir une solution ! Mais pour l’appréhender, il lui fallait croire que c’était possible…

Autour d’eux, la nuit tombée, la nature fourmillait de sons. Dans les mares, les crapauds coassaient, faisant écho aux cris des oiseaux nocturnes et au bourdonnement des insectes.

Des lointaines collines montaient les hurlements des loups, plainte désespérée qui se répercutait contre les parois rocheuses des montagnes. D’une façon ou d’une autre, ils devaient passer de l’autre côté de ces pics pour s’enfoncer dans l’inconnu.

Les montagnes étaient un peu comme la frontière, pensa soudain Richard. Impossible à traverser, certes – mais on pouvait accéder à l’autre côté. Pour cela, il suffisait de trouver un défilé…

Un défilé ? Était-ce la solution ? En existait-il un ?

Richard eut l’impression que la foudre venait de le frapper.

Le grimoire !

Le jeune homme sauta d’un pied sur l’autre, gagné par l’excitation. Très surpris, il s’aperçut que Zedd et Kahlan le regardaient calmement, attendant son verdict.

— Zedd, as-tu aidé quelqu’un à traverser la frontière ? À part toi, je veux dire…

— Qui ?

— N’importe qui ! Réponds, bon sang !

— Non, ça ne m’est jamais arrivé…

— Faut-il être un sorcier pour faire passer la frontière à quelqu’un ?

— Oui. Seul un sorcier en est capable. Et Darken Rahl, bien entendu…

Richard foudroya le vieil homme du regard.

— Zedd, nos vies vont dépendre de ta réponse… Jures-tu n’avoir jamais fait traverser la frontière à personne ? Le jures-tu !

— C’est vrai comme venue de verrat ! Mais où veux-tu en venir ? Tu as trouvé un moyen ?

Richard ignora la question, trop plongé dans sa réflexion pour prendre le temps de répondre. Il se tourna vers les montagnes et comprit qu’il avait raison. Un défilé permettait de passer de l’autre côté de la frontière ! Son père l’avait découvert et emprunté. Sinon, le Grimoire des Ombres Recensées n’aurait jamais pu être en Terre d’Ouest ! George Cypher ne l’avait pas apporté avant l’érection de la frontière ni trouvé en Terre d’Ouest. Pourquoi ? Il y avait une seule réponse à ces deux questions : parce que le grimoire avait un pouvoir magique ! S’il avait été en Terre d’Ouest, la frontière ne serait pas apparue. Comme Zedd le lui avait dit, la magie ne pouvait pénétrer dans le pays qu’après la naissance de la frontière.

Son père avait découvert un défilé, il était allé dans les Contrées du Milieu et il en avait rapporté le grimoire.

Richard oscillait entre l’excitation et la confusion. George Cypher avait réussi cet exploit ! Une raison de plus pour l’admirer… Et maintenant qu’il savait la chose faisable, le Sourcier ne doutait plus d’y arriver. Il n’avait toujours pas trouvé le « défilé », mais ça ne comptait pas. L’essentiel était de savoir qu’il en existait un !

— Nous devrions aller dîner, dit Richard à ses deux amis.

— J’ai mis un ragoût à mijoter avant ton réveil, répondit Kahlan, et il y a du pain frais.

— Fichtre et foutre ! s’écria Zedd, les bras au ciel. Il était temps que quelqu’un pense à nos estomacs !

— Après avoir mangé, dit Richard, nous préparerons le voyage. Il faut choisir ce que nous emporterons, rassembler des provisions et faire nos bagages. Ensuite, nous nous offrirons une bonne nuit de sommeil. Le départ est prévu pour les premières lueurs de l’aube…

Il prit le chemin de la maison. La lumière du feu de bois, qu’il apercevait à travers les fenêtres, leur promettait une orgie de chaleur et de paix.

Zedd le retint par un bras.

— Et où irons-nous demain à l’aube, mon garçon ?

— Dans les Contrées du Milieu, répondit Richard sans se retourner.

 

Zedd en était à la moitié de sa seconde assiette de ragoût quand il parvint à s’arrêter assez longtemps de manger pour poser une question.

— Alors, Richard, qu’as-tu trouvé ? Il y aurait un moyen de passer de l’autre côté de la frontière ?

— Exactement !

— Tu en es sûr ? Comment faire ça sans la traverser ?

— Il n’est pas obligatoire de se mouiller pour franchir une rivière, répondit le jeune homme en remuant son ragoût.

La lueur vacillante de la lampe à huile se refléta sur les visages perplexes de Zedd et de Kahlan. Histoire de se donner une contenance, la jeune femme lança un petit morceau de viande au chat du sorcier, assis sur son séant près de la table, juste au cas où… Zedd avala une énorme bouchée de pain avant de poser sa question suivante.

— Et comment sais-tu qu’il y a un moyen de passer ?

— Il y en a un… C’est tout ce qui compte.

— Richard, fit Zedd, l’air aussi innocent que l’enfant qui vient de naître, nous sommes tes amis. (Il engloutit à la file deux fabuleuses cuillerées de ragoût.) Il n’y a pas de secret entre nous… Tu dois tout nous dire !

Le Sourcier regarda le vieil homme, puis Kahlan, et éclata de rire.

— J’ai rencontré de parfaits inconnus qui m’ont davantage parlé d’eux-mêmes que vous…

Ses compagnons frémirent sous la rebuffade, mais ils n’osèrent pas insister.

Après cet incident, la conversation roula sur ce qu’ils devraient emporter, sur les préparatifs qu’ils pouvaient se permettre dans un si court délai et sur les points à traiter en priorité. Puis ils firent une liste de tous les objets auxquels ils pensèrent…

Il y avait tellement à faire, et si peu de temps !

— Kahlan, dit Richard entre deux bouchées, il paraît que tu as beaucoup voyagé dans les Contrées du Milieu. Portais-tu cette robe ?

— Oui… C’est grâce à elle que les gens me reconnaissent. Tu sais, je ne campe pas dans les bois ! Partout ou je vais, on m’offre le gîte et le couvert, plus tout ce que je demande…

Richard sentit la gêne de son amie. Il n’insista pas, mais il lui parut évident que la robe était bien davantage qu’un banal vêtement acheté dans une boutique.

— Hum… Puisque nous sommes tous les trois recherchés, il vaudrait mieux qu’on ne te reconnaisse pas… Nous devrons rester à l’écart des gens et voyager dans la forêt autant que possible. (La jeune femme et le sorcier approuvèrent du chef.) Il te faut des vêtements adaptés, mais nous n’avons rien ici qui te conviendrait… On devra s’en procurer en chemin. En attendant, je peux te prêter un manteau à capuche qui te tiendra chaud…

— Ce ne sera pas de refus, dit Kahlan. J’en ai assez d’avoir froid, et, crois-moi, se promener en robe dans la nature n’a rien d’agréable !

Elle s’arrêta de manger avant les deux hommes et posa son assiette à demi pleine au pied de sa chaise. Le chat se précipita. Doté du même appétit que son maître, il fit un sort au ragoût en un temps record.

Ils débattirent de chaque objet qu’ils emporteraient et réfléchirent aux moyens de se passer de ceux qu’ils laisseraient. Aucun d’eux n’aurait pu dire combien durerait leur absence. Mais si Terre d’Ouest était un grand pays, les Contrées du Milieu s’étendaient sur un territoire encore plus vaste.

Richard regretta qu’ils ne puissent pas passer par chez lui. Habitué aux longues randonnées, il y gardait tous les vivres et les fournitures nécessaires. Mais c’aurait été un trop grand risque. Il valait cent fois mieux s’approvisionner ailleurs, ou s’accommoder du manque, que d’affronter ce qui les attendait dans sa maison.

Il ne savait toujours pas où il trouverait son « défilé » et ça ne l’inquiétait pas. Après tout, la nuit portait conseil, disait-on. Pour le moment, il se satisfaisait de savoir qu’un passage existait.

Le chat releva la tête, courut vers la porte et s’arrêta à mi-chemin, tous les poils hérissés. Les trois humains se turent aussitôt. La lueur d’un feu se reflétait sur la vitre de la fenêtre de devant. Elle ne venait pas de la cheminée, mais de dehors…

— Ça sent la poix qui brûle, dit Kahlan.

Tous les trois se levèrent d’un bond. Richard saisit au passage l’épée accrochée au dossier de sa chaise.

Il voulut regarder par la fenêtre, mais Zedd, soucieux de ne pas perdre de temps, se précipita dehors, Kahlan sur les talons. Captant du coin de l’œil la lueur de plusieurs torches, Richard leur emboîta le pas.

Une cinquantaine d’hommes avaient investi le terrain, devant la maison. Si certains portaient des torches, la majorité brandissaient des armes de fortune : des haches de bûcheron, des fourches, des faux ou des manches de pioche. Tous étaient vêtus de leurs habits de travail. Richard reconnut bon nombre de visages : des pères de famille honnêtes et durs au labeur. Mais ce soir, ils ne ressemblaient plus à de braves gens. Fous de colère, ils évoquaient plutôt une meute de prédateurs.

Zedd s’était campé au milieu du porche, les poings sur ses hanches osseuses. Il souriait sous sa masse de cheveux blancs colorés de rose par la lueur des torches.

— Que se passe-t-il, les amis ? demanda-t-il.

Des murmures coururent dans les rangs et plusieurs costauds firent un pas en avant.

Richard reconnut leur porte-parole, un type appelé Jehan.

— La magie, dit-il. La magie sème le trouble dans la région. Et tu es l’œil du cyclone, vieil homme ! Ou devrais-je dire : vieux sorcier ?

— Un sorcier, moi ? répéta Zedd, vivante incarnation de la stupéfaction.

— C’est bien ce que j’ai dit ! (Les yeux brillants de rage de Jehan se posèrent sur Richard puis sur Kahlan.) Nous n’avons rien contre vous… Seul le vieillard est concerné. Mais fichez le camp, ou vous partagerez son sort.

Richard frémit intérieurement. Comment un homme qu’il connaissait si bien pouvait-il tenir de pareils propos ? Et être soutenu par les autres ?

Kahlan vint se placer devant Zedd. Quand elle s’immobilisa, les plis de sa robe voletèrent gracieusement autour de ses jambes.

— Partez, dit-elle, avant de regretter amèrement d’être venus…

— Eh bien, quelle surprise ! ricana Jehan. Deux sorciers pour le prix d’un !

Ses compagnons braillèrent des insultes en brandissant leurs armes.

Richard avança, dépassa Zedd et Kahlan et tendit un bras derrière lui pour les empêcher d’avancer.

— Jehan, comment va Sara ? demanda-t-il, aussi amical que de coutume. Voilà un moment que je ne vous ai pas vus, tous les deux… (Jehan ne répondant pas, Richard regarda les hommes qui se massaient derrière lui.) Mes amis, je vous connais presque tous, et je sais que vous êtes de braves gens. Vous regretteriez vos actes demain matin… Jehan, tes hommes et toi, allez retrouver vos familles. Je t’en prie, écoute-moi !

Jehan pointa son manche de pioche sur Zedd.

— Ce vieillard est un sorcier ! Nous allons en finir avec lui ! (Il désigna Kahlan.) Et avec elle ! Si tu ne veux pas crever avec eux, Richard, va-t’en d’ici !

Dans l’air chargé de relents de poix calcinée et d’effluves de transpiration, les hommes grognèrent leur approbation. Quand ils comprirent que Richard ne fuirait pas, ceux du deuxième rang avancèrent, poussant ceux du premier…

Richard dégaina l’épée. Lorsque sa curieuse note métallique retentit, les agresseurs reculèrent, marmonnant que le jeune homme était passé du côté des suppôts de la sorcellerie.

Loin de reculer, Jehan chargea en brandissant son manche de pioche. La lame de Richard fendit l’air, décapitant l’arme improvisée à moins de dix pouces au-dessus des phalanges de Jehan. La partie proprement coupée vola dans les airs et atterrit dans des buissons avec un bruit sourd.

Jehan se pétrifia, un pied sur la première marche, l’autre encore sur le sol. La pointe de l’épée taquinait sa pomme d’Adam.

Résistant à l’envie d’enfoncer l’acier dans la gorge de son adversaire, Richard se pencha en avant et joua de la pointe de son arme pour obliger Jehan à lever la tête et à le regarder dans les yeux.

— Un pas de plus, souffla Richard d’une voix si froide qu’elle coupa le souffle de Jehan, et ta tête prendra le même chemin. Maintenant, recule !

Jehan obéit. Mais dès qu’il fut revenu près de ses compagnons, il reprit du poil de la bête.

— Tu ne nous arrêteras pas, Richard ! Nous sommes là pour sauver nos familles !

— De quelle menace ? cria Richard. (Du bout de son arme, il désigna un autre homme.) Franck, quand ta femme était malade, n’est-ce pas Zedd qui l’a guérie avec une de ses potions ? (Il pointa l’épée sur un autre paysan.) Wilhelm, n’es-tu pas venu voir Zedd pour savoir quand il pleuvrait, histoire de faire ta récolte avant ? (La lame revint sous le menton de Jehan.) Quand ta fille était perdue dans la forêt, n’est-ce pas Zedd qui a sondé les nuages toute la nuit, puis qui est allé à sa recherche et l’a ramenée chez toi ? (Jehan et quelques hommes baissèrent les yeux. Richard rengaina son épée d’un geste rageur.) Zedd vous a aidés. Il vous a guéris, il a retrouvé vos enfants et il a partagé avec vous tout ce qu’il avait…

— Seul un sorcier peut faire ce genre de choses ! cria une voix, au dernier rang.

— A-t-il jamais essayé de vous nuire ? demanda Richard en marchant de long en large sur le porche, histoire que son regard pèse sur tous les agresseurs. Il ne vous a pas fait le moindre mal ! Et c’est votre bienfaiteur ! Pourquoi voulez-vous molester un ami ?

Les paysans murmurèrent entre eux, ne sachant plus où ils en étaient. Mais leur confusion ne dura pas.

— Il a utilisé la magie ! beugla Jehan. La sorcellerie, même ! Tant qu’il sera dans les environs, nos familles risqueront le pire !

Avant que Richard ne puisse répondre, Zedd le tira en arrière. Tournant la tête, il aperçut le visage du vieil homme, qui ne semblait pas le moins du monde inquiet. Au contraire, il paraissait s’amuser comme un petit fou.

— Vous avez été très impressionnants, dit-il à ses jeunes amis. Bravo ! Mais il est temps de me laisser prendre les choses en main. (Il fit face aux paysans en colère.) Bonsoir, mes nobles sires… Je me réjouis de votre visite. (Certains hommes le saluèrent de la tête et d’autres, machinalement, relevèrent leur chapeau,) Auriez-vous la gentillesse, avant de me mettre en pièces, de me laisser parler un peu avec mes deux compagnons ?

Tous les hommes hochèrent la tête ou grognèrent leur assentiment. Zedd tira Richard et Kahlan sous le porche et baissa le ton.

— Une petite leçon de dosage du pouvoir, mes enfants ! (Il titilla du bout de l’index le nez de Kahlan.) Pas assez, ma petite… (Il passa au nez de Richard.) Beaucoup trop, mon garçon. (Tapotant son propre appendice nasal, il battit des paupières et déclara :) Exactement ce qu’il faut ! (Il saisit le menton de Kahlan.) Si je t’avais laissée faire, il aurait fallu creuser des tombes cette nuit, et les nôtres auraient été du nombre. Cela dit, merci pour ta noblesse d’esprit. Et je te remercie de te soucier autant de moi. (Il posa une main sur l’épaule de Richard.) Et si je m’étais reposé sur toi, il y aurait eu encore plus de sépultures et nous serions restés seuls pour les creuser. À mon âge, c’est un exercice contre-indiqué, et nous avons plus important à faire. Mais question noblesse, tu as été parfait aussi.

Il prit également Richard par le menton ;

— À présent, fin de la récréation ! Le cœur du problème, ce n’est pas ce que vous avez dit à ces hommes, mais leur volonté de ne pas entendre. Pour qu’ils écoutent, il faut d’abord retenir leur attention… (Il fit un clin d’œil aux deux jeunes gens.) Regardez et prenez-en de la graine. Écoutez mes paroles, même si elles n’auront aucun effet sur vous.

Il lâcha le menton de ses amis et se tourna vers Jehan, tout sourire.

— Au fait, comment va ta fille ?

— Très bien… Mais une de mes vaches a accouché d’un veau à deux têtes.

— Vraiment ? Et pourquoi est-ce arrivé, selon toi ?

— Parce que tu es un sorcier !

— Nous y revoilà… Quel fichu problème ! Chers amis, voulez-vous m’étriper sur la base d’une accusation si vague ? Moi, je m’inquiéterais d’avoir commis un meurtre aussi peu précis sémantiquement…

— Sémanti-quoi ? lança un grand type, dépassé.

— Eh bien, c’est très simple, si j’ose dire… Sorcier est un mot passe-partout, n’est-ce pas ? Par exemple, quand on veut dire qu’une chose est facile, on emploie souvent l’expression : « Ce n’est pas sorcier… » Du coup, vous me tueriez parce que je suis difficile ? Voilà qui paraît un peu court ! Heureusement, je peux vous aider ! Il suffit de choisir une accusation explicite. Alors, écoutez bien, et décidez ce que je suis vraiment…

Il prit une profonde inspiration, comme un plongeur décidé à rester longtemps sous l’eau.

— Un alchimiste ? Un archimage ? Un devin ? Un enchanteur ? Un envoûteur ? Un jeteur de sorts ? Un astrologue ? Un ensorceleur ? Un magicien ? Un nécromancien ? Un thaumaturge ? Un voyant ? Un prestidigitateur ? Un anthropomancien ?

— Nous pensons que tu es tout ça à la fois, coupa Jehan, et nous voulons avoir ta peau pour ça !

— Fichtre et foutre… murmura Zedd en se grattant le menton, j’ignorais que vous étiez si courageux. De sacrés héros, même !

— Et pourquoi ça ? demanda Jehan.

— Vous savez de quoi est capable un homme, même vieux comme moi, qui a tous ces pouvoirs ?

Les paysans se concertèrent puis entreprirent de dresser une liste à voix haute.

Faire naître des veaux à deux têtes. Prévoir le temps. Retrouver les gens qui se sont perdus. Tuer les bébés dans le ventre de leurs mères. Rendre les hommes impuissants et inciter leurs épouses à les quitter…

Comme si ce n’était pas suffisant, d’autres propositions furent avancées.

Faire bouillir l’eau. Rendre les gens infirmes. Les transformer en crapauds. Les tuer d’un seul regard. Invoquer des démons…

Zedd attendit que ses vis-à-vis soient à court d’imagination.

— Vous comprenez mieux pourquoi je vous trouve courageux, à présent ? Il faut être des monstres de bravoure pour affronter de tels périls avec pour seules armes des fourches et des haches ! Qu’est-ce que je vous admire !

Zedd se tut et secoua la tête, imitant à merveille une incrédulité mêlée de respect…

Voyant que ses interlocuteurs n’en menaient pas large, il en rajouta et décrivit par le menu toutes sortes de manifestations de la magie, des plus ludiques aux plus terrifiantes. Pendant plus d’une demi-heure, ses meurtriers en puissance l’écoutèrent, fascinés. Richard et Kahlan crurent qu’ils allaient mourir d’ennui, mais ils durent reconnaître que la manœuvre était efficace. Dans la foule, plus rien ne bougeait à part les flammes vacillantes des torches.

La colère avait cédé la place à la peur. Au fil de son discours, Zedd avait durci le ton, passant de l’onctuosité à la franche menace.

— Et maintenant, conclut-il, une dernière question : selon vous, que devrions-nous faire ?

— Et si vous nous laissiez partir sans nous blesser ? lança un des hommes.

Les autres approuvèrent chaleureusement.

Zedd agita un index vengeur devant son nez.

— Désolé, mais ça ne me va pas… Si j’ai bien compris, vous comptiez me tuer. Ma vie est mon bien le plus précieux et vous songiez à m’en déposséder. Ne pas vous punir serait de la faiblesse. (Zedd fit un pas en avant. Ses « bourreaux » reculèrent, terrorisés.) Pour vous châtier d’avoir voulu m’occire, je vais vous retirer à tous quelque chose. Pas vos vies, mais ce que vous avez de plus précieux. Oui, ce que vous chérissez le plus ! (Il fit des arabesques dans l’air au-dessus des têtes de ses… victimes.) Voilà, c’est fait…

Les hommes crièrent comme si on leur avait arraché les yeux. Richard et Kahlan, presque assoupis contre la façade, s’ébrouèrent en sursaut.

Un long moment, personne ne broncha. Puis un grand type, au milieu de la foule, fourra une main dans sa poche et s’écria :

— Mon or, il n’est plus là !

— Non, non, ce n’est pas ça… dit Zedd en roulant de gros yeux. J’ai parlé de ce qui vous est le plus précieux. La source de votre fierté.

Sur le coup, personne ne comprit. Ensuite, quelques fronts se plissèrent d’inquiétude. Un autre homme glissa une main dans sa poche et tâtonna, les yeux écarquillés de terreur. Puis il gémit et tourna de l’œil. Ses compagnons s’écartèrent de lui…

Bientôt, tous eurent une main dans la poche, à la recherche de la « source de leur fierté ». Saisissant leur entrejambe à pleine main, certains gémirent et d’autres pleurnichèrent.

Zedd sourit, satisfait comme un gros chat.

Enfin, ce fut la panique parmi les agresseurs. Ils sautaient sur place, pleuraient à chaudes larmes, s’accrochaient les uns aux autres, couraient en rond, appelaient au secours, se laissaient tomber sur le sol pour sangloter comme des enfants…

— Fichez le camp d’ici ! cria Zedd.

Il se tourna vers Kahlan et Richard et les gratifia de son fameux sourire espiègle.

— Pitié, Zedd ! crièrent quelques hommes. Ne nous laisse pas dans cet état ! Aide-nous !

Un concert de suppliques s’éleva. Zedd s’accorda un délai raisonnable avant de se retourner.

— Dois-je comprendre que vous me trouvez trop dur avec vous ? demanda-t-il, jouant à merveille la surprise et la sincérité. (Tous les malheureux hochèrent la tête.) Et comment arrivez-vous à cette conclusion ? Auriez-vous appris quelque chose ?

— Oui ! cria Jehan. Nous savons désormais que Richard avait raison. Zedd, tu es notre ami et tu ne nous as jamais fait de mal. (Des hochements de tête frénétiques saluèrent cette déclaration.) Tu nous aides depuis des années… et nous nous sommes conduits comme des idiots. Pardonne-nous ! Nous nous trompions : utiliser la magie ne fait pas de toi un être maléfique. Zedd, ne te détourne pas de nous ! Et ne nous laisse pas ainsi…

Le sorcier se tapota pensivement les lèvres.

— Eh bien, je dois pouvoir tout remettre en ordre… (Les hommes approchèrent.) Mais il faut que vous soyez d’accord avec mes conditions, au demeurant très équitables. (Jehan et ses compagnons hochèrent la tête, prêts à tout accepter s’il le fallait.) Je vous aiderai si vous jurez de dire, dès qu’on critiquera les sorciers, que la magie ne rend pas ses utilisateurs méchants. Ce sont les actes qui comptent, pas les outils… De plus, vous devrez raconter à vos familles que vous avez failli commettre une affreuse erreur, ce soir. Et surtout, rentrez dans les détails ! Si vous le faites, je vous rendrai votre bien le plus précieux. Marché conclu ?

Des « oui » enthousiastes montèrent de toute part.

— C’est vraiment très équitable, Zedd, dit Jehan. Merci !

Ses compagnons et lui tournèrent les talons, pressés de se défiler.

— Mes amis, dit Zedd, encore une chose… (Tous se pétrifièrent.) Pourriez-vous ramasser vos outils avant de prendre congé ? À mon âge, et avec ma mauvaise vue, je pourrais trébucher dessus et me blesser…

Surveillant le sorcier du coin de l’œil, les hommes s’exécutèrent puis détalèrent sans demander leur reste.

Richard et Kahlan, chacun d’un côté de Zedd, savourèrent cette piteuse retraite.

— Quels idiots… marmonna le sorcier.

En pleine nuit, avec pour seule lumière la lueur du feu, derrière la fenêtre, Richard avait du mal à distinguer le visage de son ami. Mais il vit quand même qu’il souriait de toutes ses dents.

— Mes enfants, dit-il, voilà un ragoût qui nous a été servi par une main invisible…

— Zedd, demanda Kahlan, avez-vous vraiment… hum… fait disparaître leurs attributs virils ?

— Ce serait une sacrée magie… Hélas, ça dépasse mes pouvoirs ! Chère enfant, je les ai simplement convaincus de le croire ! Dès lors, leur imagination a fait tout le travail !

— Alors, dit Richard, bizarrement déçu, ce n’était qu’un truc ? Moi qui croyais que tu avais jeté un véritable sort…

— Parfois, un truc bien fait est plus efficace que la magie. J’irais même jusqu’à dire qu’un bon truc est déjà de la magie !

— Mais ça n’était qu’une illusion ?

Zedd brandit de nouveau son index.

— Mon garçon, c’est le résultat qui compte ! Avec ta méthode, ces hommes auraient perdu leurs têtes…

— Eh bien, dit Richard, amusé, je crois que certains auraient préféré ça au tour que tu leur as joué. C’est ce que tu voulais nous apprendre ? Une illusion peut aussi bien marcher que la véritable magie ?

— Oui… et plus important : la main invisible dont je parlais est celle de Darken Rahl. Mais ce soir, il a commis une erreur : recourir à des forces insuffisantes pour accomplir une mission. Une mauvaise stratégie de ce type donne une seconde chance à l’adversaire. C’est ça, la leçon que tu dois retenir. Ne l’oublie jamais, car tu risques de ne pas avoir de seconde chance quand ton tour viendra…

— Pourquoi Rahl a-t-il commis cette erreur ?

— Je n’en sais rien, avoua Zedd. Peut-être parce qu’il n’a pas encore assez de pouvoir dans ce pays. Mais ça reste une idiotie, parce que nous voilà sur nos gardes, maintenant…

Ils se tournèrent vers la porte, pressés de rentrer. Il leur restait beaucoup à faire avant de dormir. Richard révisait mentalement la liste de leurs tâches quand une sensation étrange le força à s’immobiliser.

Soudain, une idée explosa dans sa tête. Le souffle court, il se retourna et saisit Zedd par sa tunique.

— Nous devons partir d’ici ! Tout de suite !

— Pardon ?

— Zedd, Darken Rahl n’est pas idiot ! Il veut que nous nous sentions en sécurité. Et que nous péchions par excès de confiance. Il sait que nous sommes assez malins pour venir à bout d’une bande de paysans. Son but, c’est que nous passions un long moment à nous congratuler, histoire qu’il ait le temps de nous tomber dessus en personne. Il n’a pas peur de toi – puisque tu l’estimes plus fort qu’un sorcier –, il ne redoute pas l’épée et Kahlan ne peut rien contre lui. En ce moment même, il approche de nous. Il prévoit de nous avoir tous les trois en même temps, cette nuit ! Ce n’était pas une erreur, mais une ruse ! Comme tu viens de le dire, un truc marche parfois mieux que la magie. Il a endormi notre méfiance !

— Zedd, Richard a raison, dit Kahlan, très pâle. C’est le mode de pensée de Rahl. Sa marque de fabrique. Il adore prendre ses ennemis à contre-pied. Il faut filer tout de suite !

— Fichtre et foutre ! Quel vieux crétin je suis ! Vous avez raison, nous devons partir, mais je ne peux pas abandonner mon rocher.

Il s’éloigna au pas de course.

— Zedd, nous n’avons pas le temps !

Le sorcier gravissait déjà la colline, sa tunique et ses cheveux volant au vent.

Kahlan suivit Richard dans la maison.

Le Sourcier bouillait de rage. Leur ennemi les avait poussés à s’endormir sur leurs lauriers. Comment avait-il pu être assez idiot pour sous-estimer Darken Rahl ?

Richard glissa une main sous sa chemise et constata que le croc était toujours là. Rassuré, il ramassa son sac à dos, près de la cheminée, courut dans sa chambre et en ressortit avec son manteau de forestier, qu’il posa sur les épaules de Kahlan.

Il jeta un coup d’œil autour de lui pour voir s’il pouvait emporter autre chose, mais il ne vit rien qui vaille la peine de mettre leurs vies en danger. Prenant Kahlan par le bras, il sortit avec elle de la maison.

Zedd était déjà de retour, essoufflé mais ravi.

— Et le rocher ? demanda Richard.

Le vieil homme n’avait pas pu le soulever et encore moins le transporter.

— Dans ma poche, répondit-il, souriant.

Richard ne prit pas le temps de s’émerveiller du prodige. Le chat apparut soudain, comme conscient du danger, et se frotta frénétiquement contre leurs jambes.

— Impossible de te laisser ici, dit Zedd en le ramassant. Ça sentira bientôt le roussi…

Il souleva le rabat du sac de Richard et fourra l’animal à l’intérieur.

Averti par le frisson qui courut le long de son échine, Richard sonda les ténèbres, autour de lui, à la recherche d’un détail inhabituel ou d’un ennemi tapi dans l’ombre. Il ne vit rien, mais sentit qu’on les espionnait.

— Que se passe-t-il ? demanda Kahlan, qui avait remarqué son manège.

Il ne voyait rien. Pourtant, il aurait juré qu’on les observait. Mais ce devait être un effet de son imagination.

— Rien… répondit-il. Allons-y !

Il guida ses compagnons à travers une zone peu boisée qu’il connaissait assez bien pour s’orienter les yeux fermés. Quand ils arrivèrent sur la piste, ils prirent vers le sud et marchèrent en silence.

Enfin, presque, car Zedd ne put pas s’empêcher de marmonner au sujet de sa stupidité. Au bout d’un moment, Kahlan lui dit qu’il était trop dur avec lui- même. Ils avaient tous été idiots et méritaient de partager le blâme. Mais ils avaient réussi à fuir à temps, et cela seul importait.

Sur cette piste très praticable – presque une route –, ils purent marcher de front, Richard au milieu, Zedd sur sa gauche et Kahlan sur sa droite. Le chat sortit la tête du sac et contempla le paysage. Depuis qu’il était chaton, il adorait voyager de cette manière.

À la lueur de la lune, Richard aperçut la haute silhouette de quelques pins-compagnons, mais il ne pensa pas un instant à s’y réfugier. Ils devaient s’éloigner au plus vite. La nuit était plutôt fraîche, mais en progressant à ce rythme, ils n’auraient pas froid. De toute façon, Kahlan avait le manteau…

Après environ une demi-heure de marche forcée, Zedd ordonna une pause. Puis il plongea une main dans sa poche et en sortit une poignée de poudre qu’il jeta sur le chemin, derrière eux. Les particules d’argent s’envolèrent, s’enfoncèrent dans l’obscurité et disparurent à un tournant.

— C’était quoi ? demanda Richard.

— Un peu de poussière magique… Elle couvrira nos traces pour que Rahl ne puisse pas nous suivre.

— Ça n’abusera pas son nuage…

— Exact. Mais il lui donnera seulement une idée générale de notre position. Si nous nous déplaçons sans cesse, ça ne lui sera pas très utile. C’est seulement quand tu t’arrêtes, comme chez moi, que Rahl peut te tomber dessus.

Ils continuèrent vers le sud, sur la piste bordée de pins qui serpentait dans les collines. Au sommet d’une butte, un bruit formidable les força à se retourner. Dans le lointain, une colonne de flammes et de fumée déchirait les ténèbres.

— Ma maison brûle… lâcha Zedd. Darken Rahl est arrivé et il n’est pas content du tout !

— Zedd, dit Kahlan, je suis navrée.

— Il n’y a pas de quoi, mon enfant. C’était une vieille bicoque. Mieux vaut elle que nous !

— Richard, demanda la jeune femme alors qu’ils se remettaient en route, sais-tu au moins où nous allons ?

— Oui, répondit le Sourcier, tout étonné et fier de constater que c’était vrai.

Ils continuèrent à s’enfoncer dans la nuit.

Dans le ciel, les deux énormes bêtes ailées qui les espionnaient, leurs yeux verts brillant de voracité piquèrent soudain en silence. Les ailes le long du corps pour gagner de la vitesse, elles se lancèrent sur la piste de leurs proies.

La première Leçon du Sorcier -Tome 1
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